Sous la glace

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    Ce matin-là, en voyant son reflet dans la glace, le rider se dit qu’il avait une sale tête, une tête de type fatigué. « J’ai l’air d’avoir deux mille ans » soupira-t-il. Mais la  journée qui s’annonçait était chargée, il fallait se secouer.

   Il adorait son métier. Cela consistait essentiellement à dévaler en snowboard des pentes vierges de toute trace de passage humain. Depuis qu’il avait eu sa première planche, rien d’autre n’avait compté. Bon il fallait aussi participer à quelques compétitions, rencontrer des sponsors, se faire filmer : le bagne en somme.

  Par la fenêtre du chalet  il voyait les versants enneigés tout proches.  La neige était tombée  pendant la nuit  et le manteau qu’elle avait formé ne semblait pas très stable. Maintenant le soleil brillait. Pas la peine de consulter le bulletin météo pour savoir qu’il y avait d’importants risques d’avalanche. Le danger faisait partie du boulot : soleil plus neige fraîche égalent belles images. Il y avait déjà un photographe dans le chalet, le pilote de l’hélicoptère et le caméraman. Il ne pouvait pas les décevoir.

  Après avoir glissé toute la matinée sur une face ensoleillée de la montagne, il vit une mini-plaque de glace partir en avalanche sur un autre versant. Cela ne l’inquiéta pas et il continua à glisser de plus belle. Deux ou trois plans sur une partie de pente d’un kilomètre de long devaient à tout prix être filmés : ce serait bientôt dans la boîte. Il se lança dans le couloir escarpé. Un grondement retentit derrière lui. En se retournant, il vit qu’une énorme plaque de neige tassée s’était détachée et fonçait droit sur lui.  Au vu de la vitesse à laquelle elle s’avançait, il déclencha l’airbag installé dans le col de sa veste. Il ressemblait maintenant à un gros papillon pris dans un nuage d’insecticide. Il se lança droit dans la pente puis essaya un grand virage pour éviter la coulée et se mettre à l’abri d’un énorme rocher.

  Trop tard,  il fut soudain submergé. 

  Son corps tournoya dans la masse fracturée de neige et de glace. Le surf ne se détachait pas et l’airbag le maintenait près de la surface. Haut, bas, il tapa du genou sur quelque chose et entendit un craquement. Il se sentait broyé comme dans une machine à laver. Impossible d’arrêter la cavalcade funèbre, il n’était qu’un pantin désarticulé. Il ferma la bouche pour ne pas avaler de neige. Il vit le ciel bleu une dernière fois,  tenta quelques brasses désespérées pour sortir de sa prison de neige. Au bout d’une éternité de glissade, il s’arrêta. Il était maintenant glacé par le froid immobilisé dans un linceul de neige. Sa poitrine comprimée lui faisait mal, son cœur battait douloureusement. Son sang, pensa-t-il, allait vraiment se figer dans ses veines. Son cœur était de glace. Il allait mourir sous l’œil indifférent de la caméra pour quelques images de plus. Des images exclusives qui montrent les dangers du hors-piste dirait le présentateur à la TV. Il perdit conscience

   Lorsque les secours localisèrent son corps, très loin de l’endroit où il avait disparu, il avait de la neige plein la bouche, mort ou tout comme. Sa tension était au plus bas. Le froid ralentit même les cœurs purs, les cœurs de ceux qui ne veulent pas grandir mais s’amuser comme les enfants qu’ils veulent rester. Il demeura inconscient un quart d’heure,  une éternité. A force de claques et de hurlements, il revint à lui.

  Le caméraman était à son chevet et faisait une drôle de tête. Il revenait de loin. Finalement un lit d’hôpital, ce n’est pas si mal. La caméra ne tournait pas.

  Dans la glace, il aperçut son reflet : une vraie tête de fou.  Il avait les yeux exorbités et injectés de sang à cause de la pression de la neige sur son corps dans l’avalanche.

  Il essaya un sourire qui lui arracha un soupir douloureux.  Il fut secoué d’un petit rire intérieur, il avait l’impression d’avoir deux mille ans. Il faut croire que la glace conserve.

 

 Dans la fabrique

 

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