Le glaciologue progressait péniblement. La tempête faisait rage. La neige lui arrivait aux genoux. Bientôt le vent se tut et la tempête partit déverser sa rage ailleurs. Il revenait de loin. La visibilité s’était améliorée d’un coup ; l'immense glacier apparaissait. Il avait quitté le camp de base contre l’avis de ses collègues. Il voulait être le premier à prélever des échantillons de glace millénaire. Un rêve de scientifique : de l’eau gelée datant d’une époque où les mammouths se promenaient à l’emplacement des Champs Elysées, le moyen de vérifier vingt années de travail théorique. Cent mètres encore et il prit pied sur une langue de glace. Il s'agenouilla et commença à carotter la couche dure pour prélever des échantillons. -
Que viens-tu faire ici, étranger ? gronda une voix qui semblait provenir du glacier même. L'homme sursauta et bredouilla : - Qui a parlé ? - Moi, étranger ! Je suis l’esprit d’un puissant chamane assassiné ici il y a bien longtemps. L’apparition n’avait pas l’air de plaisanter. C’était un homme étrange couvert d’un vêtement de peau de bête : une sorte de chasseur du Néolithique. Sa toque de fourrure lui donnait un air sympathique mais la hache qu’il brandissait incitait à la prudence. - Mon apprenti jalousait mon pouvoir, reprit-il. Il m’a lâchement abattu d’une flèche dans le dos. Quelle humiliation pour un voyant ! Le mal des montagnes a encore frappé, se
dit le scientifique, je deviens fou. Il s’entendit dire des paroles étranges
: - Monsieur, je ne veux pas vous
déranger. Je suis ici pour ramasser
des échantillons de glace. Je
crois que je vous connais. La dernière expédition qui a cherché à atteindre
le glacier au printemps a dû rebrousser chemin à cause du mauvais temps. Près
d’ici, mes collègues ont trouvé un corps. D’abord ils ont cru avoir découvert
un explorateur malheureux mais il s’agissait d’un corps momifié vieux de cinq
mille ans. - Le
sorcier eut un petit rire. Ils ont volé mon corps, pas mon esprit. Maintenant
il appartient au glacier. Je suis
devenu glacier et je t’interdis
de voler une partie de mon être, même infime ! Le ton n’acceptait pas de réplique. Le
scientifique abandonna prudemment
ses instruments de collecte et fit
demi-tour. En revenant sur ses pas, il eut une idée mauvaise et un froid, plus glacial encore que celui qu’il avait enduré lors de la tempête, le saisit. Il était un être rationnel que son métier immunisait contre l’étrange. Toutefois il posa sa main sur son cœur. Ce n’était pas seulement une impression. Il en avait la certitude maintenant. Son cœur était de glace... L’émotion sans doute, une hallucination due à la fatigue. Le vent avait recommencé à souffler. L’esprit avait dû partir... Il se sentit envahi d’un bien-être froid et sombre. Il revint rapidement sur ses pas
et préleva deux minuscules échantillons de glace. Ensuite il courut de toutes ses forces pour sortir de la zone à risques. Il avait l’impression d’avoir commis un vol, d’avoir violé un sanctuaire. Il avait agi froidement en vrai professionnel. Plus que quelques foulées et il quitterait le glacier. Comme par magie, une crevasse s’ouvrit sous ses pieds. Il tomba et glissa durant un temps qui
lui sembla infini. L’obscurité était totale, il devait être coincé à l'intérieur de la faille. Il n'avait jamais eu aussi froid de sa vie. Au cœur du glacier, il y avait un nouveau
gardien. |